Sous l'eau qui dort


John Stillman traversa la grande place d’un pas rapide, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Il gardait la tête baissée. Ses cheveux bruns retombaient devant
ses yeux comme si cela eût été suffisant pour le cacher tout entier. La pluie était moins forte, à présent, mais le crachin continuait d’accabler ses épaules. Il tournait parfois le visage de côté pour surveiller les ruelles qui partaient de la place telles les veines d’un énorme coeur, prenant garde de ne pas glisser sur le sol mouillé. Un sac plastique trempé se balançait au bout de son bras droit. Il le passa à gauche sans s’arrêter, et tendit un bref instant ses doigts endoloris pour contempler la marque rouge qui s’étalait sur sa paume. Il fallait toujours que sa mère l’envoie chercher de quoi manger à la dernière minute. Pourtant, elle savait bien à quel point il détestait aller à Dentown.
John dépassa le bar et ralentit. Son vélo était toujours là, couché derrière les poubelles.
 
– «Mais non, mon chéri, tu n’as pas besoin d’antivol. Personne ne va te prendre ton vélo. Qui ferait une chose pareille ? » marmonna-t-il.

Sa mère n’était vraiment pas au fait des réalités de ce triste monde. Il secoua la tête et enfourcha le vélo. Les premiers mètres furent les plus difficiles. Le sol était glissant et chaque coup de pédale provoquait un grincement tellement sinistre que l’engin semblait devoir tomber en miettes d’un instant à l’autre.
 
Arrivé à l’angle de la rue, John freina et mit pied à terre. Il passa la main sur son visage et renvoya des mèches de cheveux en arrière, papillonnant des yeux pour éclaircir sa vision. Un filet d’eau glacée lui dégoulinait dans le cou. Il l’essuya sans conviction. De toute façon, la pluie ne s’arrêterait pas de sitôt.
 
Prudemment, il poussa le vélo, veillant à ne pas faire crisser les graviers pointus sous ses chaussures. Il se courba encore davantage et passa le long de la haie en retenant son souffle. C’était idiot de sa part d’avoir aussi peur. Il n’y avait rien ici. Pourtant, cet endroit le terrifiait, avec ses grandes fenêtres comme des yeux fixés sur vous.
 
Les rideaux étaient tous fermés.

La maison des Preston. Le Tombeau, ainsi qu’on l’appelait au village. Nul ne savait ce qui se passait derrière la haie touffue et les larges murs de pierre qui la gardaient telle une forteresse. Le fils, Charlie, sortait parfois pour faire des courses. Sans saluer personne, il parcourait chacune des étagères de la petite épicerie et prenait des bougies, des allumettes, et autant de boîtes de conserve qu’il pouvait porter. John l’y avait vu, une fois ou deux. Certains disaient qu’il était fou, d’autres, simplement stupide. Mais en grandissant, celui dont tout le monde riait était devenu une source de terreur. Comment savoir ce qui se passait derrière ce visage épais et inexpressif ?
On ne voyait jamais les deux autres. La vieille Margaret Preston, elle, n’avait pas quitté sa maison depuis plusieurs années. On disait son mari malade.
Beaucoup de gens les croyaient morts tous les deux.
 
En réalité, les Preston avaient leur place dans les légendes locales bien avant que la sinistre maison ne les engloutisse. Quels parents pouvaient se vanter de n’avoir jamais maté leurs enfants désobéissants en les menaçant de les abandonner au vieux William Preston, avec son sourire de squelette et le fusil qui semblait vissé au bout de son bras noueux. Sa femme, Margaret, ne valait pas mieux. Rien que son visage ridé comme le dos d’un bouledogue était glaçant. Elle n’avait presque plus de cheveux sur le sommet du crâne et son oeil gauche était fixe et recouvert d’une étrange pellicule laiteuse. C’était sans parler de leur fils, Charlie le Fou, dont le regard vide suggérait qu’il était en train de s’imaginer vous démembrant comme un insecte.

Oui, tout le monde avait peur des Preston.

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