Dream Box

Jeffrey
 
Jeffrey attendit quelques instants après avoir entendu la porte se refermer, les yeux fermés. Puis il extirpa une lampe de poche de dessous son oreiller et balaya la pièce avec le faisceau lumineux. À la lueur blafarde de l’ampoule, sa table en plastique vert avait une allure de meuble extraterrestre, et le tas de vêtements propres que sa mère avait posé sur le coffre à jouets pour le lendemain ressemblait à un horrible monstre rampant. Jeffrey déglutit. Il avait beau cohabiter avec la table alien et le monstre en survêtement de sport depuis qu’il allait à l’école, leur présence suscitait toujours en lui un sentiment de peur irraisonnée quand le plafonnier était éteint. Il y eut un bruit sourd dans la pièce voisine et il éteignit précipitamment la lampe. Il resta immobile, le cœur battant.
      - Chut, Tommy, tu vas réveiller Jeffrey.
      - Je t’ai déjà dit cent fois de pas m’appeler comme ça, aboya Tom. Et arrête un peu de pleurnicher. C’est de ta faute si ce gosse se conduit comme une fillette.
      - Tom, il n’a que neuf ans. Tous les enfants font des cauchemars à cet âge-là.
      - Ah ouais ? Ben je m’suis jamais pissé dessus en gueulant parce que j’avais fait un putain de sale rêve. Parce que c’est bien ce que fait ton fils, non ?
      Ellen se retint de lui répliquer que ça lui arrivait plus souvent qu’il ne le croyait, même si lui avait plutôt tendance à se vomir dessus. Surtout ces derniers temps. Bien sûr, il était trop ivre pour s’en souvenir. Quand je pense qu’il ne buvait rien de plus alcoolisé que du jus de raisin quand je l’ai épousé.
      - Où est-ce que tu vas ? demanda-t-elle en le voyant sortir de leur chambre.
      - Je vais me chercher une bière, ça te dérange ?
      S’il se met à picoler au lit, je vais devenir folle.
      Elle garda le silence et alla se coucher. Elle ne voulait pas le mettre en colère.
      Tôt ou tard il finirait par la frapper. Elle refusait d’y songer pour l’instant. Pas encore. Pourtant, elle en était aussi certaine qu'elle avait été certaine  qu'elle finirait par l'épouser le jour où elle l'avait rencontré.
      Tom partit vers la cuisine et ses pas inégaux firent trembler jusqu’aux montants du lit de Jeffrey. Il avait un genou qui marchait mal. Sa mère disait qu’il avait été abîmé à la guerre. Jeffrey ne comprenait pas exactement ce que son père y avait fait. Quand il avait posé la question à son père, autrefois, celui-ci avait tapoté son genou droit et avait dit que c’était un billet de retour simple que lui avait offert un Jaune. Jeffrey ignorait ce qu’était un Jaune, mais il supposait qu’il s’agissait d’une des créatures malfaisantes que son père était allé combattre très loin de l’Arkansas.
      Du temps où il ne criait pas et ne se relevait pas pendant la nuit pour aller “chercher une bière”.
      À cette pensée, les larmes montèrent aux yeux de Jeffrey. Il les essuya d’un revers de manche et renifla. Il n’était plus un bébé. Il avait neuf ans, il était un grand garçon.
      Les grands garçons ne pleuraient pas.
      Il ralluma la lampe torche et écarta la couverture. Il hésita avant de poser le pied par terre. Le placard paraissait plus loin que jamais et il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui se trouvait sous son lit. Des moutons de poussière, avait répondu sa mère en riant quand il lui avait demandé de vérifier. La seule découverte fracassante qu’elle y avait faite était un tee-shirt disparu, roulé en boule et beaucoup plus gris que d’ordinaire.
      Mais Jeffrey savait qu’elles étaient là.
      Elles étaient partout.
      Il respira à fond et essaya de ne pas y penser.
      Allez, sois courageux Jeffrey. Tu n’es pas une mauviette. Tu dois seulement aller jusqu’au placard.
      Mauviette, c’était comme ça que Mme Peterson appelait les élèves qui n’arrivaient pas à finir leurs tours de stade ou à grimper jusqu’en haut de la corde à nœuds. Jeffrey avait été classé dans cette catégorie dès son premier cours de sport.
      Mais cette nuit, il serait courageux.
Theresa
 
 
Theresa fut poussée dans le salon avant d’avoir pu pleinement comprendre ce qui se passait, et la porte se referma derrière elle avec un bruit sec. Tirée de ses réflexions, Theresa observa la pièce avec circonspection. Michael faisait mine de lire les titres des ouvrages posés sur l’unique étagère accrochée au-dessus de la cheminée. Il était seul.

       Elle savait ce qui allait venir, bien sûr. Elle avait été préparée à ce moment toute sa vie. Cependant, la situation lui paraissait soudain irréelle, comme la scène d’un film qu’elle aurait regardé depuis l’un des sièges rembourrés du cinéma de Marksville.

       Theresa resta immobile, saisie par  la vague sensation d’être prise au piège. Puis Michael se retourna d'un air approbateur et il l’invita à approcher. Elle s’exécuta, laissant la pièce se jouer sans chercher à intervenir. Il posa ses mains sur le dossier d’une chaise et lui fit face. Il laissa encore passer plusieurs secondes, rêvant de la voir pâlir, mais elle lui opposa un calme sans faille.

       - Theresa. C’est un moment que j’attends depuis longtemps... J’ai une question à te poser, dit-il avec embarras.

       Suivant les recommandations de sa mère, elle prit un air candide et détaché, celui que ses ancêtres avaient pris avant elle et que ses filles prendraient lorsque leur tour viendrait. Theresa se sentait stupide d’ouvrir ses grands yeux de “oh, vraiment, je ne sais que répondre, je m’y attendais si peu”, alors qu’elle avait été élevée dans l’attente de cet instant. Mais c'était là son rôle et elle devait s'y tenir.

       Elle regarda Michael droit dans ses yeux bruns et se prépara à la vague d’émotions qui devait la submerger. Rien ne vint. Sans savoir pourquoi, elle ne ressentait qu’un immense vide dans sa poitrine, le désespoir résigné du capitaine voyant son navire sombrer sous ses pieds. Elle pensa à Shakespeare et à Forster.

       Pourquoi son cœur ne s’emballait-il pas ?

       - Vraiment ? demanda-t-elle d’une voix plate, n’éprouvant aucune difficulté à paraître indifférente.

       Ce jour devait arriver.

       Tôt ou tard, elle aurait eu à le vivre.

       - Tu sais que moi et ton père nous entendons bien. J’ai...

       Michael s'arrêta pour essuyer la sueur qui perlait sur sa lèvre supérieure

       - J’ai un bon travail et je compte acheter une maison dans la région. Une jolie... maison, avec un grand jardin. Oui, je pense...

       Il s’arrêta et passa la main sur ses cheveux, aplatissant encore davantage le casque gominé qui recouvrait son crâne. Il ne savait plus ce qu’il pensait et il était soudain embarrassé. C’était facile, pourtant, tellement facile : il suffisait de poser la question et elle dirait “oui”.

       Bien sûr qu’elle dirait “oui”.

       Son oncle ne l’en avait-il pas assuré ?

       - Il est important d’avoir un jardin. Pour les enfants, conclut-il, se sentant parfaitement ridicule.

       Il secoua la tête. Son cœur battait rapidement dans sa poitrine et il avait l’horrible sentiment que si la situation se prolongeait l’incertitude le tuerait avant qu’il n’ait pu formuler sa demande.

       - Veux-tu devenir ma femme ? demanda-t-il avec brusquerie.

       - Oh, c’est tellement soudain.

       Theresa se plongea dans la contemplation des motifs du tapis, et se fit violence pour paraître troublée.

       - Ce serait si... Je ne sais... c’est si inattendu. Oui, répondit-elle dans un souffle calculé.

       - Très bien, dit-il, étonné par cette réaction si bien rodée qu’elle en était écœurante. Parfait, je suis...

       Il s’approcha, perdant contenance devant ce regard froid et ces mots appris par cœur. Avant qu’elle n’ait pu anticiper son geste, il avait saisi sa fiancée par la taille. Il l’embrassa rageusement dans l’espoir de réduire ses doutes au silence, puis il la relâcha, percevant malgré lui que les choses n’étaient pas telles qu’il les aurait voulues.
          Theresa retint ses larmes.
Elle garda le silence et elle tenta d’effacer de sa mémoire les notions de salive et de bactéries. C’était tellement... Comment cela pouvait-il être aussi répugnant ?

       Michael préféra se méprendre sur le sens de son tremblement contenu et l’interpréter comme de l’émoi. Il passa un bras protecteur autour de ses épaules et la flatta tel un chien nerveux.
 
 
AJ
 

        - AJ ? appela Sara en posant le pied sur la première marche de l’escalier. AJ ?

        - Il ne répond pas ?

        - Oh, Mitch ! Tu m’as fait peur. Mets donc la table, je vais chercher AJ, dit-elle.

        Elle monta jusqu’au premier étage et escalada l’échelle, au bout du couloir. La trappe était fermée.

        Mitch et elle avaient prévu une chambre pour AJ quand il était venu vivre chez eux, mais il était resté inflexible : il voulait dormir au grenier. Ils le retrouvaient chaque jour endormi au pied de l’échelle et ils avaient fini par céder. Ils se sentaient incapables de le contrarier, surtout au sujet de quelque chose qui semblait lui tenir tant à cœur. Néanmoins, Sara continuait de se reprocher cette installation, même après tout ce temps. L’échelle était solide, mais un accident était si vite arrivé. Il suffisait d’un instant d’inattention et AJ se romprait le cou en sortant de sa chambre.

        Elle ne pourrait jamais se le pardonner, s’il lui arrivait quelque chose. Aujourd’hui encore, elle se demandait si Jerry et Stella n’avaient pas fait une erreur quand ils les avaient désignés Mitch et elle comme tuteurs. AJ était un enfant si difficile.

        Sara secoua la tête. Évidemment, au moment où le testament avait été rédigé, il n’était pas comme ça.

        Elle ravala la boule qui se formait toujours dans sa gorge à la pensée de Jerry et Stella. Elle souleva le trappe d’une main et la retint jusqu’à ce qu’elle toucha le plancher, sans bruit. Elle se hissa précautionneusement dans le grenier sans regarder en bas. Elle avait toujours eu le vertige, ce qui rajoutait encore à son angoisse de savoir AJ là-haut. La chambre était plongée dans l’obscurité. Sara s’avança sur la pointe des pieds, soucieuse de ne pas troubler l’épais silence qui y régnait en maître. La silhouette d’AJ se découpait devant la fenêtre ouverte, pâle fantôme projeté sur le ciel étoilé. Il passait des heures assis sur le rebord de la fenêtre, collé contre la rambarde, le menton posé dans la paume de sa main. Le visage tourné vers le ciel comme s’il était toujours capable de voir les étoiles.

        Il ne marqua d’aucune façon qu’il eût perçu sa présence, et pourtant, il savait qu’elle était là. Son ouïe était devenue très fine au fil du temps. Sara pensait parfois que si une souris avait trottiné dans la cave, il l’aurait probablement entendue.

        - J’arrive, Sara, dit-il sans se retourner.

        - Comment réussis-tu à deviner de qui il s’agit à chaque fois ?

        - Tu es une femme, tu es moins lourde que tante Sophie et tu ne portes pas de talons hauts. Crois-moi, c’est suffisant.

        - Tu veux que je t’aide ? demanda Sara en tendant le bras vers lui pour le faire descendre de son perchoir.

        AJ fronça les sourcils et se releva prestement.

        - Non.

        Il la contourna et alluma la lumière, relevant le menton dans un geste arrogant.

        Sara considéra l’adolescent, songeant une fois de plus à quel point il pouvait être étrangement incolore, presque délavé. Ses yeux d’un bleu glacé, ses cheveux blonds, presque argentés à la lumière du soleil, et cette peau si blanche qu’elle semblait transparente... Ses allures sélénites lui conféraient un rayonnement mystérieux auquel aucun des membres de sa famille n’avait pu prétendre. Il paraissait toujours entouré des secrets sombres, plongé dans un monde où lui seul pouvait se retirer.

        Sara passa devant lui. Elle s’arrêta en bas de l’échelle et le regarda descendre, prête à le rattraper s’il ratait un barreau. Faisant mine de ne pas remarquer sa sollicitude, il la dépassa et dévala les escaliers, les doigts effleurant la rampe. Elle secoua la tête, navrée d'être aussi impuissante. Quels que soient ses efforts, elle n’arrivait pas à l’aider. Il passait des heures devant cette fenêtre ouverte à ressasser ce qui s’était passé. Il ne parlait presque plus, ne s’intéressait à rien ni à personne. Dans son esprit, il n’y avait que le souvenir de ce qu’il avait perdu et Eridan.

        Oui, Eridan, évidemment.

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